La Triforce selon Platon
Professeur de philosophie et fan de Zelda à ses heures, Alexis Dayon nous propose ce dossier, où il fait un parallèle habile entre le mythe de la Triforce et la pensée de Platon.
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Le dessin animé Princesse Zelda Breath of the Wild : l’essence de la liberté L'univers préapocalyptique de The Legend of Zelda: Majora's Mask Tous les dossiersMais le rapprochement serait faible et décevant s’il ne tenait qu’à cela. Plus que l’objet de la quête – restaurer l’harmonie – et même plus que la tripartition des personnages en présence, c’est l’univers des Zelda dans son ensemble qui mérite d’être observé comme une illustration poétique et fabuleuse de la pensée platonicienne : de ses racines jusqu’à quelques uns de ses plus infimes et plus ravissants détails. Le parallèle, à vrai dire, ne devient tout à fait frappant que lorsque l’on commence à examiner la proximité entre la tripartition platonicienne et le mythe de la Triforce : l’univers de Zelda développe à travers ses différents opus une religion fictive, la religion hylienne, dont il propose l’histoire et la mythologie. Et cette mythologie, selon laquelle le monde aurait été créé par trois déesses – elles-mêmes issues d’une unique déesse originelle, nommée Hylia – fixe trois principes, régissant toute chose terrestre : la force, la sagesse et le courage.
Ce qui, chez Platon, n’était qu’une conception de l’harmonie dans les choses humaines, devient alors celle d’une harmonie bien plus vaste : une conception de l’ordre universel, de l’ordre en toute chose, ainsi que le fondement d’un mythe cosmogonique3 :
« Avant que ne fût le temps, avant que ne naquissent les esprits et la vie, trois déesses d’or et de lumière descendirent sur l’amas chaotique qu’était alors Hyrule. Din, déesse de la force ; Nayru, déesse de la sagesse ; Farore, déesse du courage.
Din, à la force de ses bras enflammés, pétrit le sol et y fit la terre, rouge et fertile. Nayru recouvrit la terre de sa sagesse, donnant au monde l’ordre et l’esprit de la loi. Farore, de la richesse de son âme, engendra toutes les formes de vie issues de l’ordre et de la loi.
Leur œuvre accomplie, les trois grandes déesses s’en retournèrent vers les cieux. Et trois triangles d’or sacrés demeurèrent à l’endroit où elles avaient quitté le monde. Alors, ces triangles sacrés devinrent l’essence de la providence terrestre. Et le lieu où ils reposaient devint le Royaume sacré d’Hyrule. »
Il est par ailleurs intéressant de remarquer que ces trois déesses – et, à travers elles, les trois facultés qu’elles symbolisent – sont associées par un certain nombre de pouvoirs aux trois personnages principaux (qui sont chacun l’élu d’une d’entre elles) ainsi qu’à une série d’attributs respectifs qui, de façon imagée, tâchent chaque fois d’en restituer l’essence :
- La force – dont la déesse est Din, et l’élu, le seigneur Ganondorf – est représentée par le feu ainsi que par la couleur rouge, synonymes de chaleur et de fertilité, mais tout aussi possiblement synonymes de dureté et de destruction. Le brun profond de la terre ou le gris sombre de la pierre en complètent la palette, ainsi que l’ocre de l’airain, du vieux fer, du bronze et du cuivre – métaux que Platon associait déjà à l’epithumia, et que porte Ganondorf à son armure ou en couronne, ornés d’ambres. Quant aux armes et sortilèges pouvant être acquis dans les terres de Din, ils compteront notamment bombes, masses, embrasement, résistance aux grandes chaleurs, etc. Les thèmes musicaux s’appuieront le plus souvent sur des rythmes tribaux, qu’ils soient solennels ou dansants, suggérant des cérémonials anciens – à base de percussions de timbales ou d’instruments traditionnels, voire parfois de lourdes percussions métalliques, épaissies par des cuivres profonds ou des chants graves4. Autant de couleurs, autant d’objets, de tonalités et de textures qui, chaque fois, évoqueront le flamboiement, la pesanteur, les heurts sourds ou la puissance grondante et souterraine des éléments.
- La sagesse – dont la déesse est Nayru, et l’élue, la princesse Zelda – est représentée par l’eau ou la glace, ainsi que par la couleur bleue, synonymes de paix et d’ordre, mais tout aussi possiblement synonymes de fragilité et de faiblesse. À quoi viendront s’ajouter le blanc des neiges ou l’or des étendues de sables désertiques – or que Platon associait de même au logistikon, et que Zelda revêt en parures ou en diadème, ornés de saphirs. Les armes et sortilèges pouvant être acquis sur les terre de Nayru allieront entre autres arcs, miroirs, insectes espions, possession mentale d’objets ou de statues inanimées, champs de force protecteurs, etc. L’ensemble s’accompagnera de mélodies éthérées empreintes de mélancolie, où la suavité de la lyre et celle des chants se mêleront au ruissellement de l’eau ou à la triste caresse du vent, aux tintements délicats, au lointain, à l’écho5… Tout ce qui, cette fois, saura suggérer la légèreté, la langueur, l’immatérialité et le mystère.
- Le courage – dont la déesse est Farore, et l’élu, le jeune Link – est représenté par la végétation ainsi que par la couleur verte, synonymes d’épanouissement, de luxuriance et de vie : c’est-à-dire synonymes d’un équilibre harmonieux. Le brun du bois ou celui du cuir s’y ajouteront, ainsi que le gris clair de l’argent – que Platon associait enfin au thumos, et dont l’attirail de Link est en grande partie constitué. Les armes et sortilèges acquis sur les terres de Farore associeront lance-pierre, bâtons, noix, danses et airs sacrés, téléportations, invocations d’esprits sylvains, etc. La clarinette, la flûte ou le hautbois y côtoieront le timbre bougon du basson, tour à tour pataud puis profond, le murmure frémissant des sistres, le tintement moqueur des grelots6… Tant d’harmonies, de tessitures et de lumières, qui toutes évoqueront la vitalité, la tiédeur, le fourmillement et le verdoiement.
Que l’on puisse légitimement voir en Din une figuration de la chair, en Nayru une figuration de l’esprit, et en Farore une figuration du coeur, cela devient presque tout à fait évident sitôt que l’on considère les symboliques et les atmosphères rattachées à chacune d’elles : comme chez Platon, la chair est la force souterraine qui gronde, le terreau des affects et la source de toute chaleur ; l’esprit est la demeure de l’ordre et de la sagesse, l’entité éternelle et paisible flottant dans la clarté des hauteurs froides ; le coeur enfin est le siège de la volonté et du courage, le lieu luxuriant et tumultueux, où se compose l’équilibre et où germe la vie.
Comme chez Platon, qui faisait du logistikon l’instance la plus haute et la part immortelle de l’âme – puisqu’elle seule fréquente l’éternité du monde intelligible – de même il se dessine chez Nayru un lien particulier avec Hylia, la déesse mère de toute chose : dans Skyward Sword, notamment, il apparaîtra de façon claire que la déesse de la sagesse est la plus proche de la grande déesse, puisque c’est en Zelda qu’Hylia choisit de s’incarner sous une forme humaine mortelle, avant que celle-ci ne devienne par la suite l’élue de Nayru.
Comme chez Platon, encore, qui souligne néanmoins le caractère premier, indispensable, de l’epithumia – puisque la chair est le support fondamental de toute vie – de même l’on peut constater que Din confère à son élu une persistance particulière : il n’aura pas échappé aux joueurs les plus aguerris que Zelda et Link se réincarnent d’un jeu à l’autre, alors que Ganondorf traverse les âges et demeure ; comme si son existence, même redoutable, était inhérente à ce qu’un monde soit seulement possible.
Comme chez Platon, enfin, qui décrivait dans le thumos l’instance la plus volontaire et la plus décisive de l’âme, de même ce n’est nul autre que Link – l’élu de Farore – que le jeu place entre nos mains : car il serait vain de mouvoir Zelda ou Ganondorf, puisque l’enjeu est de rétablir entre eux un équilibre intermédiaire, en empêchant que l’une ne soit destituée par l’autre. Identiquement, pour l’âme : notre raison ou nos affects nous constituent, mais c’est bien dans notre coeur, notre volonté, que se forment nos décisions et nos actes. La raison – Zelda – est l’entité vulnérable qui se doit d’être protégée ; mais aussi celle, sublime, secrète, qui nous éclaire et nous guide. L’affect – Ganondorf – est l’antagoniste dangereux que l’on doit contenir ; mais celui aussi qui ne peut ni ne doit jamais disparaître radicalement.
Ces aspects sont les plus métaphysiques, ceux qui jettent entre The Legend of Zelda et la pensée platonicienne les passerelles les plus essentielles et les plus profondes. Mais il serait dommage d’en rester à un propos trop abstrait, sans revenir à la simplicité toute pure de ce que Zelda comme Platon nous enseignent : l’harmonie que nous avons à trouver en nous, entre l’eau et le feu, la sagesse et la force, l’esprit et la chair… La nature elle-même, au-delà de nous, s’épanouit sur cet équilibre. Tout, jusqu’à la géographie du Royaume d’Hyrule, en illustre l’idée. Trois grandes terres sont dédiées aux trois déesses : Ordinn, où trône un volcan, terre dédiée à Din ; Lanelle, où reposent un désert de sable, une rivière et des pics enneigés, terre dédiée à Nayru ; Firone, qui est une vaste forêt, terre dédiée à Farore. Et la symbolique devient d’une beauté plus subtile, plus saisissante encore, si l’on considère que la grande rivière Zora – qui irrigue tout le Royaume d’Hyrule et y apporte la vie – prend sa source à l’endroit où se rencontrent les hauts glaciers de Lanelle et la chaleur du volcan d’Ordinn.
La vie naissant là où la chair et l’esprit s’embrassent…
Quelle image plus parlante pourrait illustrer la notion d’harmonie ?
Notes :
- ↑Un mythe cosmogonique est un mythe relatant la Création de l’univers.
- ↑On songera aux thèmes musicaux de la Montagne de la Mort, des Mines Goron ou des divers temples du feu.
- ↑On songera aux thèmes musicaux du domaine Zora, des Pics Blancs ou – dans des tonalités plus orientales mais tout aussi mélancoliques – ceux du Désert de Lanelle, des divers temples du temps, de la lumière ou de l’esprit.
- ↑On songera cette fois-ci à l’ensemble des thèmes musicaux liés à la Forêt de Firone.
Dossier réalisé par Alexis Dayon, le 06 février 2014