Breath of the Wild : l’essence de la liberté
Le monde ouvert : une formule séduisante mais périlleuse. Une recette autrefois prometteuse, mais est-elle aujourd’hui vraiment épuisée…
Le bac à sable ultime
Chaque brique ludique repose sur un système élémentaire : feu, glace, magnétisme, eau ou encore électricité. Ce fonctionnement intuitif s’inscrit dans un gameplay véritablement systémique faisant toute la saveur de Breath of the Wild. Les termes « gameplay systémique », « gameplay émergent » ou encore « gameplay multiplicatif » étant en vogue, ils finissent fatalement galvaudés. Il est donc souhaitable de revenir brièvement sur ces notions afin de comprendre en quoi le dernier Zelda les incarne authentiquement.
Breath of the Wild propose en effet un système de jeu avec peu de mécaniques, mais où toutes sont interconnectées, c’est-à-dire qu’elles réagissent les unes avec les autres. Par exemple, lorsqu’il pleut sur Hyrule, le phénomène n’est pas que cosmétique : il affecte d’autres dimensions du jeu, comme l’escalade (en la rendant glissante) ou les éléments de feu (en les éteignant). Plutôt que de fonctionner séparément, chaque brique ludique fait partie d’un tout ; lorsqu’il découvre un nouvel outil, le joueur est donc partiellement en terrain conquis, car il est capable d’en extrapoler le fonctionnement en se basant sur sa connaissance du reste du jeu ainsi que sur son intuition. C’est l’interdépendance logique et cohérente de ces briques qui crée le gameplay systémique.
Chacun de ces systèmes répondant au fonctionnement de l’autre, le joueur peut les assembler à sa guise pour produire de nouvelles possibilités : on appelle cela le gameplay émergent. L’émergence apparaît quand le potentiel du gameplay dépasse la somme de ses mécaniques, quand des phénomènes inattendus surgissent des actions du joueur plutôt que d’être simplement encodés par le développeur. C’est par exemple le cas lorsque le joueur foudroie un adversaire en lui jetant un objet métallique à la figure en plein orage : il détourne les propriétés de son environnement plutôt que de se servir directement d’un outil prévu à cet effet.
C’est cette profondeur basée sur un petit nombre de mécaniques et un maximum de connexions entre elles qui constitue le gameplay multiplicatif. La notion a d’ailleurs été baptisée par Nintendo eux-mêmes, lors de la conférence Change and Constant: Breaking Conventions with “The Legend of Zelda: Breath of the Wild”. Au-delà de rendre le monde ouvert vivant, et donc crédible, ce système ludique confère au joueur une liberté immense par sa richesse et sa flexibilité. Le gameplay multiplicatif offre en effet au joueur un vaste éventail de possibilités. Par exemple : ses grenades peuvent blesser les ennemis, mais elles permettent aussi de mettre le feu ; on peut donc les utiliser non seulement comme attaque mais aussi pour enflammer l’herbe alentour ; les flammes créent des remontées d’air chaud ; Link peut les utiliser pour s’envoler avec sa paravoile ; décollant ainsi du sol, Link peut achever l’adversaire avec une attaque sautée… A partir de quelques règles basiques, le joueur façonne une foultitude de scénarios élaborés.
La vertu ultime du gameplay multiplicatif est de cumuler puissance et simplicité. Les mécaniques de Breath of the Wild sont, en ce sens, peu nombreuses et faciles à assimiler. Loin d’en diminuer la profondeur, son intuitivité rend le système malin et organique : le joueur découvre sans cesse de nouvelles manières de combiner les outils à sa disposition, sans qu’aucune ne semble tirée par les cheveux, car elles résultent toutes de l’association naturelle d’éléments. Comme dit plus haut, cette connexion de mécaniques s’alimentant l’une l’autre doit se dérouler dans un univers de jeu cohérent pour que les joueurs la perçoivent comme crédible, et qu’elle évoque authentiquement une expérience de libre arbitre. Breath of the Wild incarne merveilleusement la loi de Bushnell⁹ : “Easy to Learn, Difficult to Master”. On apprend vite l’usage de chaque brique ludique, puis on explore graduellement la richesse du système dans son ensemble. Le joueur progresse non pas en avalant un torrent d’informations, mais en jouant librement avec le champ des possibles. La profondeur du gameplay émerge alors de la curiosité du joueur plutôt que d’une complexité éprouvante, de connexions logiques plutôt que d’un empilement de mécaniques.
On touche ici un point crucial du Zelda en monde ouvert : à l’instar de ses homologues virtuels sandbox ou encore des jeux de rôles sur table, Breath of the Wild récompense avant tout la créativité. La liberté du joueur réside dans la myriade de façons dont il dispose pour effectuer une action — qu’il s’agisse de résoudre une énigme, abattre un ennemi ou surmonter un obstacle. Il n’est pas tenu de suivre une voie rigide imposée par les développeurs. Bien au contraire, le jeu encourage la curiosité et l’expérimentation ; on jubile avec l’œuvre lorsque, par notre propre intelligence, on découvre de nouveaux moyens d’arriver à nos fins.
Breath of the Wild est un puzzle gigantesque qui nous encourage à en tester tout le potentiel. Le moteur de jeu a ainsi été conçu pour permettre des combinaisons gameplay inattendues, pour le plus grand plaisir de l’aventurier désireux de faire sauter les limites du jeu¹⁰. Les développeurs mettent les outils dans les mains des joueurs, et ceux-ci en font émerger des comportements dépassant largement la vision originelle du constructeur japonais. Cinq ans après la sortie de Breath of the Wild, on découvre sans cesse des nouvelles manières de jouer, de combiner les mécaniques d’une façon unique et imprévue.
Cette émulation est propice au partage. Sur internet, chaque joueur expose fièrement son inventivité lorsqu’il s’agit de repousser les limites du jeu. Des plateformes telles que Youtube regorgent de créateurs de contenus tordant malicieusement les possibilités du gameplay pour en exploiter tout le potentiel (le poussant parfois jusque dans ses retranchements¹¹). Loin de ternir l’aura de l’œuvre, de telles expériences font clairement ressortir la puissance et la cohérence systémique du bac-à-sable qu’est Breath of the Wild. La richesse du jeu est telle que chacun peut se distinguer par sa propre approche, son style unique et signé. Les joueurs n’hésitent pas à s’inspirer des performances des autres pour expérimenter de nouvelles façons de jouer. Sur des forums tels que Reddit, ils s’échangent volontiers leurs savoirs et anecdotes pour mieux venir à bout d’un obstacle, approfondir leur maîtrise du jeu ou simplement assouvir leur curiosité. Les joueurs s’émancipent par l’entraide. Cet aspect de Breath of the Wild l’inscrit non seulement dans la modernité, mais aussi — et surtout — dans un esprit de communauté et de passion partagée.
Et pourtant, curieusement, Breath of the Wild est une expérience profondément intime. Le jeu nous donne les outils pour personnaliser notre expérience. Il n’y a pas de meilleure façon de jouer : certaines approches sont plus ou moins pratiques ou efficaces, mais elles récompensent toutes le joueur pour son inventivité, ne serait-ce parce qu’elles peuvent le dépanner s’il tombe à court d’autres options. Par exemple, c’est typiquement lorsqu’on a plus de vie ou plus d’armes qu’une utilisation créative des mécaniques plus exotiques du jeu se révèle salvatrice.
À ce sujet, cette durabilité de l’équipement, qui se casse après un certain nombre d’utilisations, est certainement le système le plus controversé du jeu. Quantité de joueurs y voient une faille de design objective, car elle les force à économiser ces outils plutôt que de foncer insouciamment dans l’action. On comprend facilement la réserve sur cette restriction de liberté : elle impose une pression contraire à la sérénité que veut instaurer le jeu. Elle dissuade également le joueur d’engager le combat — autrement dit, d’aborder le jeu exactement comme il l’entend. Néanmoins, ce système permet à Nintendo d’atteindre un autre objectif, à savoir souligner l’importance de l’exploration. Le joueur est encouragé à observer consciencieusement ses environs pour obtenir de nouvelles armes. Autrement dit, c’est en s’abandonnant aux immensités du jeu qu’on met toutes les chances de son côté pour les dompter.
Parce que chaque arme est destinée à disparaître, la satisfaction de l’explorateur mettant la main sur un objet puissant, surtout si celui-ci a exigé des efforts pour être obtenu, est accrue¹². Cette éphémérité rend le ramassage de l’équipement moins mécanique et instaure une tension grisante dans les combats. Enfin, elle nous pousse à recourir à toutes les mécaniques à notre disposition plutôt que d’uniquement compter sur la force brute.
En récompensant l’inventivité, Breath of the Wild prouve sa maîtrise parfaite du sandbox. Mais on ne peut pas dire que le dernier Zelda révolutionne pour autant le bac à sable. En réalité, c’est encore dans la formule du monde ouvert que Nintendo s’est montré le plus subversif. Nous avons effleuré le sujet en évoquant le level design épuré et la fragilité de l’équipement de Link ; il est temps d’attaquer franchement le volet de l’exploration.
Sans limites
Nous touchons véritablement à l’essence du jeu. De nombreux mondes ouverts se targuent d’affranchir le joueur de toutes barrières pour finalement le faire errer dans des immensités vides, ou boursouflées de contenu superflu. Breath of the Wild révolutionne l’expérience de l’open world par ses niveaux à la fois denses et dégagés, immenses et mystérieux. Mieux encore, le jeu nous donne des outils considérables pour profiter au mieux de cette richesse.
Tout d’abord, comme dans chaque jeu, l’exploration passe par le déplacement. Dans cette version post-apocalyptique d’Hyrule, Link peut escalader (presque) n’importe quel relief, planer sur de longues distances pour survoler les obstacles, et parcourir le monde à cheval. L’escalade est l’outil le plus permissif du héros, via lequel il va franchir quasiment toutes les barrières naturelles du jeu. Qu’importe la raideur de la montagne, on est poussés par l’assurance de pouvoir en venir à bout — si on mobilise assez d’efforts et d’ingéniosité. Le joueur est confronté aux limites de ses propres capacités plutôt qu’à celles codées par les développeurs. Capable d’enjamber n’importe quel obstacle, le joueur ne se heurte pratiquement jamais à des barrières artificielles, celles qui dans un jeu nous empêchent de dévier du chemin programmé par les développeurs. Cette exploration sans limites favorise l’immersion de l’expérience en la rendant crédible.
La paravoile, elle, permet à Link de s’élancer d’un relief pour tout bonnement ignorer les obstacles sur son chemin, tout en gardant la possibilité de s’arrêter dès qu’il en a envie (par exemple pour inspecter un élément ayant attiré son attention depuis les airs). Cependant, la distance parcourue et la hauteur des reliefs que l’on peut franchir est déterminée par celle dont on décolle. Ainsi, plutôt que de conférer au joueur une toute-puissance rapidement ennuyeuse, cette mécanique le récompense pour ses efforts : grimper aussi haut que possible pour planer plus loin et plus longtemps. A l’intelligence de la mécanique s’ajoute la rêverie merveilleuse du planage, plongés que nous sommes dans les paysages bucoliques d’Hyrule. Breath of the Wild rend le voyage plus réjouissant que n’importe quelle destination.
Quant au cheval, à défaut d’être un outil aussi flexible que les autres, il nous permet de nous déplacer plus rapidement. La sensation de vitesse, l’attitude capricieuse et attendrissante de l’animal¹³, et la musique éthérée qui se déclenche dès que l’on galope transforme la simple balade en communion primale. Loin d’être secondaire, ce travail sur les sensations de jeu contribue à la beauté tranquille de l’expérience.
Dans Breath of the Wild, le déplacement est donc constamment récompensé. Nintendo transforme l’action la plus basique, omniprésente et banale du jeu vidéo en un enjeu ludique autant qu’une expérience sensorielle. Non seulement l’escalade, la voile et l’équitation constituent l’outillage parfait de l’explorateur, mais chacune de ces activités stimulent le joueur à sa façon. Tout d’abord, l’escalade et la voile enrichissent le gameplay d’exploration en apportant de la variété à la mécanique de déplacement standard. Ensuite, la gestion de l’endurance, qui détermine les distances que l’on peut parcourir par ces deux moyens-là, mobilise l’attention du joueur. Mais par-dessus tout, le déplacement de Breath of the Wild fonctionne grâce à l’univers sensoriel du jeu : la beauté des paysages, le souffle du vent dans l’herbe, le bruit de la neige écrasée sous nos pas, les notes de musique délicates, la mélancolie paisible qui se dégage des ruines hyliennes, le ressenti de la manette superbement peaufiné.. Qui plus est, les périples du joueur sont agrémentés d’événements aléatoires, tels que les caprices de la météo. En plus de pimenter le voyage, la pluie battante et la fugue des nuages contribuent à plonger le joueur dans une atmosphère onirique digne des peintures romantiques. Le monde ouvert de Zelda est utilisé à son plein potentiel, car il puise dans toutes les briques qui constituent un jeu vidéo, du gameplay aux graphismes en passant par la bande sonore. La nature du jeu oblige peut-être le joueur à se déplacer, mais celui-ci ne le vit pas comme une contrainte ; il ne demande que ça.
Comme vu plus haut, à la voile comme à l’escalade, Link n’est limité que par sa barre d’endurance ; celle-ci étant une des caractéristiques principales du personnage (avec les points de vie), le joueur peut décider de l’augmenter à mesure qu’il prend du galon, accroissant sa capacité à explorer. D’ordinaire, le terrain accidenté est l’ennemi du joueur : il est difficile d’avoir un ressenti de jeu agréable lorsque le personnage butte sur n’importe quelle saillie, limité par ses scripts de déplacement. Ici, on trouve au cœur de la proposition ludique la capacité de manœuvrer chaque colline, chaque crevasse, chaque ravin. Le joueur est ainsi totalement libre de ses mouvements, mais d’une façon qui ne rompt pas l’immersion (le joueur ne se heurtant jamais à des murs artificiels). Rappelons que la puissance de cette mécanique ne ternit pas non plus le sentiment de progression, grâce au système d’endurance à améliorer.
Cette liberté de déplacement est d’autant plus forte qu’elle est authentique. Les choix du joueur sont toujours récompensés : où qu’il aille dans Hyrule, ses pas le mèneront à des aventures surprenantes, des panoramas époustouflants et des secrets enfouis. Il trace librement sa route, sans que Nintendo ne puisse anticiper son itinéraire. Ainsi, le joueur ne se sent jamais cadenassé dans un parcours prévisible. Le level design cache une toile d’aventures qui n’attendent qu’un aventurier.
Cela étant dit, pour assurer la fluidité de l’expérience, les développeurs s’assurent d’en guider très subtilement le cours — sans jamais tordre la main qui tient la manette. Par exemple, Breath of the Wild dresse des frontières naturelles à la sortie du tutoriel : des montagnes trop hautes pour être facilement escaladées, ou des ennemis particulièrement redoutables. Ces obstacles sont dépassables dès le début de l’aventure, mais ils nous poussent inconsciemment à commencer par un chemin plus clément. Le joueur conserve la possibilité d’ignorer ce parcours plus ou moins fléché, mais l’évasion que lui procure l’expérience passe autant par son autonomie que par le calibrage de son environnement. Nintendo a trouvé l’équilibre parfait entre dirigisme et liberté.
À l’instar de l’exploration, l’approche de la narration est elle aussi très flexible. Une fois le tutoriel accompli, le joueur ne se voit confier qu’une seule mission : vaincre Ganon, sa légendaire némésis. Une seconde quête, optionnelle mais significative, encourage le joueur à voyager aux quatre coins d’Hyrule pour affaiblir son ennemi en vue du combat final. En dehors de ce cadre minimal, le joueur est seul maître de son destin. Il dispose bien d’un but, une perspective qui lui donne une direction, mais elle ne s’impose pas à lui. Elle ne décourage pas le joueur de prendre son temps pour explorer chaque recoin du monde ; il n’est contraint par aucune linéarité. La narration est suffisamment cadrée pour éviter l’indécision et la confusion, mais jamais au point d’empiéter sur l’exploration autonome.
Cet équilibre narratif délicat est tout à fait justifié par l’histoire du jeu, Link émergeant d’un sommeil de stase cent ans après que l’apocalypse ait ravagé Hyrule. La menace de Ganondorf est toujours présente, mais elle est lointaine. Le joueur n’est ainsi jamais pressé par un sentiment d’urgence incompatible avec l’ambiance sereine que veut instaurer le jeu¹⁴. Bien au contraire, en prenant son temps, le joueur s’assure d’examiner chaque point d’intérêt, d’excaver chaque secret, de terminer chaque quête secondaire. Se faisant, il récupère toutes les récompenses qu’Hyrule peut offrir, progressant toujours plus en vue du combat final. Quel que soit l’itinéraire par lequel on sillonne Hyrule, on ne se heurte jamais à une barrière artificielle sous prétexte qu’on a pas complété tel segment de l’histoire ou telle suite de quête¹⁵. La progression s’indexe sur l’exploration libre plutôt que sur l’avancée du joueur dans un schéma narratif linéaire. Lorsque level design et histoire s’agencent aussi harmonieusement, le choix du monde ouvert n’apparaît plus simplement comme une décision commerciale de surfer sur la dernière tendance, mais bien comme la structure évidente pour Breath of the Wild.
¹⁵ À l’exception de l’accomplissement du tutoriel, obligatoire pour accéder au reste du jeu.
Que ça soit donc par son approche du gameplay ou celle de la narration, Nintendo conçoit un jeu : une expérience authentiquement intéractive, dans laquelle notre latitude n’est pas illusoire. Nos actions n’influencent pas seulement l’ordre des différents épisodes narratifs, elles impactent le dénouement de l’intrigue. Le joueur peut en effet débloquer une fin alternative en explorant rigoureusement certaines régions d’Hyrule (plutôt que par un dialogue à choix multiple ou autre système déconnecté des actions du joueur tout au long de la partie). De même, Link croise de nombreux personnages secondaires dont le comportement varie en fonction de divers facteurs liés au joueur, comme l’équipement qu’il porte ou son comportement vis-à-vis de ces personnages. L’histoire de Breath of the Wild est modulable. Plutôt que de nous enchaîner à une suite linéaire d’événements, la narration du jeu s’articule autour de situations nodales, que le joueur façonne à sa guise.
Cette modularité, dans l’histoire comme dans le gameplay, octroie au joueur un vaste espace d’expression. Celui-ci s’étend encore grâce au jeu de rôle que permet Breath of the Wild, le joueur pouvant personnaliser le légendaire Link avec une latitude inédite pour un jeu Zelda. En effet, dans cet opus, le héros d’Hyrule est amnésique. La perte de mémoire étant un ressort narratif éculé dans le jeu vidéo, elle est parfois perçue par les joueurs comme une exposition grossière et déjà-vu de l’intrigue et des enjeux scénaristiques. Pourtant, il faut admettre qu’elle présente des avantages considérables. Premièrement, elle met joueur et avatar sur un pied d’égalité, les deux découvrant en même temps leur environnement. Le premier s’identifie ainsi plus facilement au second, s’immergeant plus facilement dans l’expérience. Ensuite, dans Breath of the Wild, l’amnésie constitue une justification supplémentaire pour fouiller Hyrule en quête des souvenirs perdus de Link¹⁶. Autrement dit, elle relie les aspects ludique et narratif du monde ouvert. L’avatar est une coquille vide dans laquelle projeter sa propre créativité scénaristique, un réceptacle parfait pour l’expression du joueur. Tout comme avec le gameplay multiplicatif, les possibilités sont infinies : l’imagination est la seule limite de l’histoire que l’on invente pour notre version de Link. Ce dernier est d’ailleurs aussi mutique qu’à son habitude, afin de rester le plus lisse possible. Mais contrairement aux Zelda précédents, le joueur peut ici personnaliser l’équipement de son avatar. Il ne se limite plus à sa tunique verte et au chapeau hylien emblématique, pas plus qu’à la légendaire Master Sword. Si l’équipement joue un rôle dans les caractéristiques du personnage (armure, vie, endurance, dégâts, résistance aux éléments..), le vaste choix dont dispose le joueur en matière d’accoutrement reste un élément majeur de jeu de rôle¹⁷. Les grandes lignes de Breath of the Wild sont écrites par Nintendo, mais l’espace entre ces nœuds scénaristiques nous appartient.
¹⁷ Notons cela dit qu’à travers les cinématiques et les dialogues à choix multiples de Breath of the Wild, c’est un Link plus mûr que ses alter-egos précédents qu’on entrevoit. L’atmosphère mélancolique et le contexte post-apocalyptique donnent un ton plus adulte à ce jeu. Comme si la mascotte de Nintendo avait grandi en même temps que son audience…
Mais conférer autant de liberté au joueur est un pari risqué. Le pouvoir du choix est grisant, mais vertigineux. Il désoriente autant qu’il enivre. Nintendo se débat donc avec la même question qui hante les autres développeurs de monde ouvert : quand est-ce que trop, c’est trop ?
Peut-on avoir trop de choix ?
Peut-on jouir d’une trop grande liberté ?
Quand le monde devient-il trop grand pour nous ?
Nous avons analysé en quoi le level design de Breath of the Wild, à l’instar de l’ensemble du jeu, était vaste. Mais est-il aussi titanesque que l’exige la tendance du marché moderne ? Sa taille résulte-t-elle d’une folie des grandeurs ou d’un choix artistique étudié ?
Dossier réalisé par Robin Pailharey, le 13 janvier 2023