Breath of the Wild : l’essence de la liberté
Le monde ouvert : une formule séduisante mais périlleuse. Une recette autrefois prometteuse, mais est-elle aujourd’hui vraiment épuisée…
Un grand monde ouvert ?
La proposition la plus spectaculaire que nous vend l’open world moderne est celle de sa taille démesurée. S’appuyant sur le développement technologique, les mondes virtuels s’étendent d’années en années, désireux de nous stupéfier par leur gigantisme. On perd le joueur dans un vortex sans limites, sans frontières, sans temps de chargement, sans fin. Chaque studio bataille pour son moment de gloire médiatique en exhibant son level design gargantuesque dans une compétition toujours plus acharnée¹⁸. Si le public a été dans un premier temps abasourdi par cet univers des possibles s’offrant à lui, il s’est progressivement lassé de cette surenchère de l’absurde. Et pour cause : plus un monde ouvert est grand, plus il faut de contenu pour le remplir ; plus il faut produire de contenu, plus les coûts de développement prohibitifs tendent à rendre ce contenu vide, répétitif, bâclé.. voire les trois¹⁹.
¹⁹ Ajoutons à cela les coûts humains qu’impliquent la création d’un monde ouvert. Ils viennent s’ajouter à un historique peu glorieux de surmenage et de mauvaises pratiques managériales dans l’industrie du jeu vidéo.
D’entrée de jeu, on pourrait penser qu’avec ses 830 km² annoncés par Aonuma en 20¹⁶, ²⁰, Breath of the Wild s’inscrit dans cette folie des grandeurs. Le tout premier plan d’ensemble du jeu, où l’on contemple les contrées d’Hyrule à perte de vue, semble confirmer cette hypothèse. Et pourtant, le jeu de Nintendo nage une fois de plus à contre-courant des attentes. Le monde ouvert de Zelda fait le choix de condenser son contenu, quitte à réduire sa superficie. Des années de data mining nous apprennent que la taille réelle d’Hyrule s’approche plus des 80 km² que de celle vantée par Nintendo dans ses campagnes de promotions. Si certains joueurs s’estiment floués, la plupart sont restés indifférents à ces révélations… et ce, pour une raison simple :
ce qui fait rêver les joueurs réside moins dans la possibilité d’évoluer dans un monde gigantesque dépourvu de temps de chargements que d’être en mesure d’agir sans contraintes
Il n’y pas de temps morts dans Breath of the Wild. L’aventure ne s’éternise pas : Nintendo condense l’expérience ludique plutôt que de l’éparpiller. Le jeu conserve sa fraîcheur en évitant les redites. L’intelligence étudiée du level design, la richesse des différentes mécaniques de jeu, l’histoire surprenante des personnages rencontrés et la stimulation de l’imagination par la narration environnementale, toutes ces facettes du jeu sont distillées généreusement et avec homogénéité à travers le jeu. Ces choix de design quasi minimalistes rendent l’épopée plus mémorable, à l’instar d’un titre tel qu’A Short Hike²¹. Le joueur est motivé non par une longévité creuse, mais par la promesse que chaque périple sera riche en expériences.
Le génie du monde ouvert de Nintendo vient donc avant tout de l’équilibre quant à sa taille. Un monde trop vaste perd le joueur ; trop resserré, il l’étouffe. Cette version-là d’Hyrule a été pensée de façon à laisser deviner un univers colossal, mais pas au point d’être intimidante. Le jeu regorge de centaines de quêtes tertiaires et autres points d’intérêts qu’il dévoile progressivement plutôt que de nous submerger. Il faut examiner son environnement pour en déceler tous les secrets : Breath of the Wild récompense le regard attentif plutôt que de gaver son audience.
Le level design cherche à stimuler la soif d’aventure du joueur sans le décourager ; son immensité est ainsi atténuée par l’existence de hauts points d’observation, depuis lesquels Hyrule ne paraît plus aussi gargantuesque. Ainsi perché, le joueur prend facilement du recul. Il peut prendre le temps de se repérer et de discerner les points d’intérêts alentour. Le monde de Breath of the Wild atteint l’équilibre parfait entre grandeur, densité et cohérence.
Pour comprendre ce choix de level design de Nintendo, il faut noter qu’une partie de l’audience vidéoludique est vieillissante²². Ajoutez à cela que les jeux vidéo sont en concurrence croissante avec eux-mêmes autant qu’avec d’autres formes de divertissement chronophage telles que Netflix. Le joueur moyen dispose donc de moins de temps à consacrer aux divertissements ; or, un monde ouvert trop vaste étant synonyme de beaucoup d’heures de jeu à investir, ce joueur-là sera réticent à l’idée d’engager autant de son précieux temps libre. Réduire la superficie du jeu, et donc la durée de l’expérience, permet de limiter cette appréhension. Paradoxalement, cette tendance minimaliste tend à attiser la flamme de l’explorateur. Après tout, les bonnes choses ont une fin : on savoure d’autant plus chaque paysage du jeu que l’on a conscience de sa finitude. On sait que chaque expérience ne se produira qu’une fois. Cette unicité du contenu rend le jeu mémorable. C’est de l’empreinte qu’il laisse dans notre esprit, plutôt que par la surenchère de sa superficie, que le level design tire toute sa grandeur.
Cette densité de design confère à l’oeuvre de Nintendo une élégante discrétion. Breath of the Wild nous cacherait presque son envergure démesurée plutôt que de la hurler sur les toits. On découvre progressivement sa profondeur plutôt que de se la voir frontalement imposée ; l’exploration devient perspective stimulante plutôt que fardeau. Ses panoramas immenses nous impressionnent, mais leur surface largement dépouillée démystifie leur taille, évitant d’écraser l’élan de l’explorateur. De la même manière qu’il ne nous force pas à faire usage de toutes les mécaniques de gameplay à notre disposition, le jeu nous récompense pour notre curiosité²³ plutôt que de nous pénaliser si on ne l’examine pas dans sa totalité.
Mais le jeu de Nintendo ne compte pas que sur la richesse de son contenu pour nous marquer. Tout autant que par ce qu’il dit, Breath of the Wild brille par son silence.
En quête d’espace
L’atmosphère de Breath of the Wild se résume en un mot : Ma. Ou 間, dans la langue de Miyamoto. Ma signifie « vide », ou « espace » ; pour le cinéaste Hayao Miyazaki, c’est l’intervalle qui sépare deux notes de musique. Bien plus qu’un simple temps muet, le Ma est l’Art du Silence.
Ce concept japonais est au cœur de nombreuses œuvres. Le Ma est une sublimation du vide, le silence favorisant la contemplation. Il nous permet, dans les films de Ghibli autant que dans les jeux de Zelda, de reprendre la mesure du temps. Le temps de se retrouver avec soi-même, ses pensées et de ses sensations, de s’ancrer dans le moment présent pour mieux résister au torrent de l’agitation. Le Ma est indispensable pour prendre du recul, relâcher la pression, s’évader loin de tout — se libérer. Mais comment intégrer le calme au jeu vidéo, par essence le médium induisant l’action et l’effort ?
Dans un marché toujours plus saturé, les développeurs ont malheureusement intérêt à user de tous les moyens pour capter notre attention. Il faut éviter que le public ne zappe. Le tapage visuel, sonore, sensoriel, l’avalanche de stimulations, sont autant d’artifices pour happer l’intérêt volatile du joueur. Mais cette triste agitation encombre l’esprit. On consomme les jeux plutôt que d’en faire l’expérience. A l’inverse, le calme facilite l’introspection. Ces instants d’intimité avec soi sont vitaux, et on tend à l’oublier. Le Ma est une réconciliation avec l’harmonie.
Dans un jeu vidéo, les accalmies sont également indispensables pour faire varier le rythme de l’expérience. Si l’action pique l’intérêt du joueur, lorsqu’elle est permanente, elle devient la norme, et cesse d’être stimulante. Lorsqu’elle s’éternise, la tension est cognitivement épuisante. On apprécie d’autant mieux les sursauts d’action que, par contraste, les moments de répits permettent de mieux en appréhender l’intensité. Le silence est l’occasion idéale pour recharger les batteries.
La vie est certes marquée par des événements, mais c’est dans l’espace tranquille qui les sépare qu’on les apprécie. Ainsi, Breath of the Wild se concentre sur ces intervalles pour instaurer son atmosphère onirique, plutôt que sur un déluge de violence ou des rebondissements narratifs spectaculaires. Toujours selon Miyazaki, l’Art est une matrice puissante pour ces moments de paix contemplative. Qu’il soit lecteur, spectateur ou joueur, celui qui reçoit l’Art cherche désespérément des oasis. Il veut prendre la mesure de ce qu’il vit — au diable l’avancement de l’intrigue ou l’urgence de la quête. Il n’est donc pas étonnant qu’on retrouve dans les jeux Zelda ces ambiances méditatives emblématiques des films de Ghibli. Nintendo marque d’ailleurs la ressemblance à chaque panorama, la mélancolie de son monde post-apo transpirant des ruines usées par le temps et des plaines esseulées.
Nintendo tait volontairement certains détails de sa narration, nous laissant l’espace nécessaire pour combler le vide avec notre imagination. Pour Fumito Ueda, lui aussi adepte du Ma, le joueur tisse sa propre histoire dans le silence laissé par des développeurs. Dans la droite lignée de la « trilogie ICO », le rythme du Breath of the Wild n’est donc pas dicté par une histoire imposée. Les joueurs s’approprient le tempo de l’expérience. Ils se recueillent dans le calme des étendues hyliennes, l’interface minimale, l’animation nonchalante de Link traversant les champs de hautes herbes, l’observation d’une faune paisible et indifférente, la bande sonore dépouillée… La sérénité régnant sur ce monde les invite à expirer toute tension. « La modernité est une conspiration constante contre toute vie intérieure », disait Georges Bernanos près d’un siècle auparavant — avant la naissance d’internet, des smartphones et de la télévision grand public. On comprend d’autant mieux le succès actuel des œuvres de Ghibli, de Nintendo et de Ueda, qui répondent tous à la cacophonie du modernisme par un minimalisme reposant. Ce n’est pas le vide pour le vide : c’est la pause soigneusement placée qui donne le la à la vie. Après tout, pour Claude Debussy, « la musique est le silence entre les notes. »
En parlant de musique, il convient de rappeler la contribution colossale du paysage sonore dans l’atmosphère du jeu. La collaboration de Manaka Kataoka, Yasuaki Iwata et Hajime Waka accouche d’un univers audio sublime, entre rêveries et poésie discrète. Comme dans les jeux de Fumito Ueda, les bruitages environnementaux forment l’essentiel de la bande sonore, la musique à proprement parler n’étant utilisée qu’avec parcimonie.
Nos cerveaux étant calibrés pour associer sons et souvenirs, le travail des sound designers de Nintendo consiste à fabriquer des bruitages évoquant les sensations primales de calme et de vide. Ils se focalisent sur des sonorités naturelles tels que le vent, la pluie, la vie animale ou encore les bruits de pas, autant de sons dont l’urbanité nous a éloignés. Pour souligner notre solitude, ces effets sonores ne se contentent pas de briser le silence : ils rappellent qu’il n’y a rien d’autre autour de nous pour le briser. L’aventure n’est pas qu’épopée glorieuse ; elle est aussi mélancolie isolée.
Les quelques notes de piano, violon ou flûte sont quant à elles fugaces et isolées les unes des autres. La mélodie semble incomplète, fragmentée comme le monde qu’on explore. Même chose à dos de cheval : la musique devient joyeuse mais désordonnée, reflet de l’esprit du joueur exalté mais désorienté par l’ivresse du galop.
Il est facile de se perdre dans Breath of the Wild tant son génie est vertigineux. Le jeu semble accomplir trop d’exploits pour qu’on puisse en faire le tour. Mais plutôt que de l’aborder comme le monument écrasant qu’elle est devenue, peut-être faut-il voir dans l’œuvre de Nintendo ce qu’elle a d’abord cherché à être : une invitation à l’émerveillement. Breath of the Wild est un déluge de sérénité sur la formule contractée du monde ouvert. Aux listes de corvées épuisantes des jeux interminables, Nintendo répond par une oasis réconfortante. Aux systèmes rigides et limités, il oppose simplicité et flexibilité. A un monde qui avance vite sans savoir où il va, le géant japonais offre une aventure où « le temps s’est endormi sous le soleil d’après-midi ». Breath of the Wild réconcilie l’époque moderne avec l’essence profonde de la liberté.
Jouez à Breath of the Wild !
Dossier réalisé par Robin Pailharey, le 13 janvier 2023